VOYAGES DANS LE TEMPS :
LE SCÉNARISTE IMPRUDENT
Je vais ici monter un cheval de bataille que j’affectionne tout particulièrement : fortement déconseiller d’écrire des fictions faisant intervenir un ou plusieurs voyages dans le temps.
Nous allons nous pencher en premier lieu sur les incohérences qui sont nécessairement soulevées par le fait de voyager dans le temps, puis par les tentatives de rattraper ces incohérences — qui ne peuvent malheureusement pas marcher non plus. Enfin, nous parlerons du problème majeur d’un point de vue dramatique : la destruction des enjeux. Je terminerai sur une note positive, parce que c’est plus sympa.
TL ; DR : Les voyages dans le temps : ça ne marche pas, ça n’a jamais marché, ça ne peut pas marcher. Mais ce n’est pas très grave.
Avant de commencer, sachez que des spoilers mineurs sont à prévoir pour Terminator, Retour vers le Futur, Rick et Morty, Harry Potter, Looper et Le Voyageur imprudent.
Paradoxes
Il existe deux grands types de paradoxes temporels, à savoir le Paradoxe du Grand-Père et le Paradoxe de l’Écrivain. Nous allons les expliquer rapidement.
Le Paradoxe du Grand-Père
Le Paradoxe du Grand-Père, popularisé par René Barjavel en 1944 dans son roman Le Voyageur imprudent, est sans doute le plus connu. Un homme remonte le temps, il tue son grand-père par inadvertance. Il ne peut donc pas naître, donc pas remonter le temps, donc il ne remonte pas le temps pour tuer son grand-père, il naît donc, il remonte le temps, tue son grand-père, il ne peut donc pas naître… Paradoxe.
Notez bien que l’exemple du grand-père est généralisable : dans n’importe quel cas où un personnage remonte le temps pour empêcher que quelque chose n’advienne, s’il réussit, il annule aussi sa raison d’avoir voyagé. Si SkyNet parvient à éliminer John Connor de sa timeline, il n’envoie plus le Terminator, et nous repartons dans une boucle. Il ne s’agit donc pas seulement de supprimer son ascendance.
Le problème posé par le Paradoxe du Grand-Père est très simple : on déplace la cause d’un phénomène après celui-ci, et celui-ci agit sur sa cause, ce qui n’a pas de sens.
Le Paradoxe de l’Écrivain
Le Paradoxe de l’Écrivain est une tentative de résolution du premier, en utilisant le concept de boucle temporelle stable. L’idée est la suivante : je voyage dans le passé, donne Hamlet à Shakespeare ; Shakespeare recopie Hamlet, Hamlet existe bien quand je retourne dans le présent, tout va bien.
Sauf que tout va mal, puisque sans avoir annulé la cause d’Hamlet (je n’ai pas tué Shakespeare), ni la raison de mon voyage, Hamlet est devenu sa propre cause. Qui l’a écrit ? Quand ? Personne ne l’a écrit, il est simplement “advenu”. Et pour savoir “quand” il est advenu… Quand je suis apparu à l’époque de Shakespeare ? Non, je l’avais déjà avec moi. Donc “avant” ? Ça n’a pas de sens. C’est un paradoxe.
C’est typiquement le problème dans Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban d’Alfonso Cuarón (2004) : Harry se sauve lui-même dans le passé. Pour se sauver lui-même, il a dû survivre à sa “première” rencontre avec les détraqueurs… Et donc être sauvé. Par qui ? Et quand ?! Harry est devenu sa propre cause, au même titre qu’Hamlet. Le Tropeur a livré une analyse intéressante de ce paradoxe dans cette vidéo.
Tout récit qui s’aventure dans des voyages dans le temps va à priori forcément tomber dans l’un de ces deux paradoxes. Pourtant, une solution a été proposée.
Une solution
La solution idéale pour se décharger de ces problèmes est abordée dans Retour vers le Futur II : il s’agit de la théorie des Univers Parallèles. L’idée est simple : quand je voyage dans le temps, je ne voyage pas dans mon propre passé, mais dans un passé parallèle au mien, dans une autre timeline. Si je tue mon grand-père, je ne disparais pas : je suis dans une timeline où mon grand-père a été tué par un voyageur temporel, et je n’y naîtrai donc pas, mais la timeline d’où je viens continue son cours, en parallèle. Si je donne Hamlet à Shakespeare, c’est bien Shakespeare qui a écrit Hamlet, dans ma timeline d’origine, mais pas dans celle où je le lui ai donné.
Cette solution fonctionne — elle a été construite pour ça — et permet effectivement de lever les paradoxes. Elle est notamment décrite dans cet épisode d’e-penser, dont je me suis très largement inspiré pour écrire le début de ce billet.
Mais c’est ici que je vais en diverger, parce que le problème qui nous occupe ici n’est pas de savoir si le voyage dans le temps est théoriquement possible, mais s’il est opportun de l’utiliser dans un scénario. Or, la solution des Univers Parallèles pose un problème majeur en termes de dramaturgie : elle détruit l’enjeu.
Destruction des enjeux
Le monde dans lequel vit notre protagoniste est affreux : post-apocalyptique, envahi par les robots, soumis à une féroce dictature, sans cesse attaqué par les extra-terrestres… Peu importe pourquoi, l’important est que l’univers de notre film impose beaucoup de souffrances à ses personnages. Notre héros.ïne a une solution : iel va remonter le temps et empêcher que ces malheurs n’adviennent. Parfait ! Sauf qu’alors deux possibilités : ou bien on tombe classiquement dans le paradoxe du Grand-Père (iel y parvient et donc ne vit pas dans un univers affreux et donc ne remonte pas le temps, etc.) soit on lève le paradoxe en invoquant les univers parallèles.
Le piège des univers parallèles
Mais cela pose un nouveau problème : s’iel arrive à sauver le monde, iel ne sauve pas son monde, mais un autre monde. Les gens qu’iel connaît, ses proches, souffrent toujours autant dans son univers d’origine. Pour reprendre l’exemple de Retour vers le Futur II de Robert Zemeckis (1989), qui fait explicitement appel à cette solution, quand tout va bien à la fin du film dans le meilleur des mondes, Marty n’a pas sauvé sa mère des griffes de Biff, ni tous les citoyens qui vivent sous son joug : il a seulement trouvé un endroit plus agréable à vivre pour lui. Il n’a sauvé personne, apporté de la justice dans aucun monde — à part le sien. L’utilité de son action dans un monde, alors qu’il en existe une infinité, est proprement négligeable.
Cette idée est d’ailleurs tournée en dérision dans l’épisode 6 de la première saison de Rick et Morty : après avoir causé l’apocalypse, Rick et Morty remontent le temps et changent de timeline, prenant leur propre place et continuant leur vie comme si rien ne s’était passé — ce qui est le cas dans cette timeline.
Restons alors dans un seul univers !
Même sans ce problème des univers parallèles, la simple possibilité de voyager dans le temps rend tous les enjeux caduques : rien n’est plus grave, puisque tout est réparable. L’un des grands thèmes d’Harry Potter est l’impossibilité de devenir immortel.le, mais les personnages peuvent voyager dans le temps : il est très étonnant que quoi que ce soit de grave leur soit jamais arrivé. Aucun plan d’action n’a plus besoin d’être parfait, il suffit de recommencer autant de fois qu’on le souhaite — une idée d’ailleurs illustrée dans le film Next de Lee Tamahori (2007), starring Nicolas Cage, qui ne parle pourtant pas de voyage dans le temps. Et bien sûr il n’y a plus aucun sentiment d’urgence, puisque tout se passe maintenant. Le problème étant bien souvent que le scénario tente de nier cet état de fait. Dans Terminator de James Cameron (1984) par exemple, SkyNet envoie un unique robot dans le passé pour éliminer Sarah Connor, et les humains un unique protecteur pour la sauver ; mais ils ont tout leur temps devant eux pour entraîner une armée, que ce soit pour la tuer ou la protéger, et envoyer une force bien plus puissante à la date qui leur convient — ou une bombe, mais c’est un autre problème.
La pire destruction d’enjeu arrive sans doute, une fois n’est pas coutume, quand les personnages voyagent vers le futur. Ici encore je vais évoquer Retour vers le Futur II, qui est certes un excellent film, mais fait vraiment n’importe quoi avec ses enjeux. En dehors même du fait que l’idée d’univers parallèles rendent inconséquents tous les actes des protagonistes — à part pour elleux-mêmes — la simple idée d’aller empêcher une situation problématique dans le futur est absurde. D’abord parce qu’il suffit d’empêcher que cette situation ne se produise depuis le présent — pourquoi se rendre la veille du jour où les problèmes vont arriver, au pire moment possible pour parvenir à ses fins ? — mais surtout parce que la réussite ou l’échec de la mission n’aura de toute façon aucune espèce d’importance : en revenant dans leur présent, Doc et Marty vont annuler ce qu’ils ont fait dans le futur dans tous les cas !
D’un point de vue dramaturgique, l’absence d’enjeu est probablement la pire chose qui puisse arriver à un scénario : si les actions des personnages n’ont pas de conséquences, il est très difficile pour le.la spectateur.ice de s’investir émotionnellement dans le film. Cela étant dit, terminons comme promis sur une note positive.
Une note positive
Je pense avoir montré ici les problèmes généraux soulevés par les voyages dans le temps dans la fiction, à savoir qu’il est impossible de ne pas tomber dans un paradoxe sans saper les enjeux du récit.
Néanmoins, vous pourrez me rétorquer : « Et alors ? » Et vous aurez raison.
Retour vers le Futur n’est-il pas un film brillant, divertissant, jouissif ? Si. Terminator n’est-il pas un film qui a marqué l’Histoire de la science-fiction au cinéma ? Encore si.
Alors pourquoi avoir écrit ce billet ? Il ne s’agit pas d’interdire à qui que ce soit d’écrire ce qui lui plaît, paradoxes ou pas. Il s’agit simplement de relever les pièges liés aux voyages temporels, dans lesquelles on peut éviter de tomber de manière trop criante. Car c’est bien de ça qu’il est question : ne pas perdre l’attention des spectateur.ices, et leur bonne volonté.
Les incohérences sont pour ainsi dire inhérentes à la fiction ; je n’ai jamais croisé de film parfaitement cohérent. La cohérence n’est pas un but à atteindre, c’est un outil pour raconter une histoire engageante à un.e spectateur.ice. Écrire un film parfaitement cohérent n’est pas le propos, il suffit que les incohérences soient d’une part au service du récit, et d’autre part suffisamment peu flagrantes pour que le.la spectateur.ice ne sorte pas du film.
Si vous avez une bonne histoire à raconter, racontez-la. Si elle met en scène des voyages dans le temps, racontez-la quand même, en toute connaissance de cause.
Pour aller plus loin
Je vous conseille de voir la vidéo d’e-penser qui explique parfaitement les paradoxes temporels, ainsi que les pages Wikipédia sur ces mêmes paradoxes : le Paradoxe du Grand-Père et le Paradoxe de l’Écrivain.
Je vous invite également à jeter un œil à mon mémoire, disponible sur ce site, et qui traite des questions d’enjeu et de cohérence dès lors que la magie s’invite dans un scénario — un paragraphe y est justement consacré aux voyages dans le temps.